L e Tripuràrahasya ou Doctrine secrète de (la Déesse) Tripurà - on
pourrait dire aussi : « Mystère de la Déesse... » - occupe une place à part à
l'intérieur du corpus des textes mystico-philosophiques de l'Inde médiévale.
D'un côté, le nombre, la diversité de provenance géographique (Bénarès,
Bengale, Mysore...), le haut degré de concordance des manuscrits dans
lesquels il nous a été transmis témoignent de la popularité dont il a joui à
travers les siècles, au moins dans le cadre de certaines écoles ou traditions
religieuses particulières. On est d'autant plus surpris de constater à quel point
il a laissé peu de traces dans les courants spirituels postérieurs auxquels son
contenu semblerait devoir l'apparenter : à ce jour, aucun chercheur ne paraît
avoir exhumé la moindre citation littérale ou même la moindre référence à un
passage précis de ce texte. Pour le situer dans le temps et dans le concert des
doctrines, on ne dispose, au total, que de maigres indices.
Le premier de ces indices se tire du titre même de l'œuvre. Tripurà, forme
abrégée de Tripurasundarâ, est en effet l'un des noms de la Déesse. Cela nous
incite immédiatement à rattacher le Tripuràrahasya au Çâktisme, c'est-à-dire à
ce courant religieux particulier qui, à l'intérieur du Tantrismé, privilégie
l'aspect féminin du Divin ou de l'Absolu-. Certes, étant donné que le Çâktisme
(comme le Tantrisme) n'existe qu'éparpillé en d'innombrables sectes et
traditions ésotériques, une telle hypothèse, d'ailleurs amplement confirmée par
l'examen du contenu du texte, ne nous mène pas encore bien loin. Nous
pouvons cependant la préciser quelque peu à l'aide des connotations liées au
nom même de Tripurasundarâ ou « Belle dans la triple cité ». Cette expression
renvoie tout d'abord à l'antique tripartition védique du monde en Ciel, Terre et
Espace intermédiaire. Elle évoque aussi immédiatement la figure de Siva, et
cela à travers les mythes qui montrent les démons (asura) expulsant les dieux
du cosmos et s'y retranchant comme dans une citadelle à trois étages : seul
Siva, en incendiant le monde à l'aide du feu émané de l'œil central de son
front, s'avère capable de les en déloger. D'où les très nombreux noms de Siva
- du type Tripurântaka - qui le présentent comme le « destructeur de la triple
cité ». A partir de là, la conscience religieuse hindoue établit - à tort ou à
raison - un rapport entre Siva et Tripurâ, peut-être en ce sens qu'elle perçoit
Tripurâ comme celle dont la beauté et la puissance rayonnent dans la triple
cité cosmique, une fois celle-ci restaurée dans sa splendeur originelle après le
passage du feu purificateur de Siva. Quoi qu'il en soit, il apparaîtra vite que le
Tripurârahasya se situe, au moins en partie, dans la mouvance doctrinale du
Çivaïsme-.
La « Section de la Connaissance » (Jnânakhanda), seule traduite ici,
s'insère dans un ensemble plus vaste où elle est précédée par la « Section de
la Célébration (de la Déesse) » ou Mâbâmyakhanda-, et suivie par la «
Section (donnant les règles) de la conduite » ou Caryakhanda. Cette trilogie
est censée ainsi comporter 12 000 distiques (sloka). Dans les versions
actuellement disponibles, 1 q Mâbâtmyakhanda comprend exactement 6 666
distiques répartis en 80 chapitres et \q Jnânakhanda 2 163 distiques répartis
en 22 chapitres. Le Caryakhanda - qui n'a pas encore été retrouvé et qui est
peut-être même définitivement perdu - devait donc comporter environ 3 000
distiques -.
L e Tripurârahasya se singularise encore au sein de la vaste littérature
tantrique ou çâktique en ce qu'il ne se présente pas sous la forme usuelle d'un
dialogue entre le Seigneur Suprême et la Déesse, sa Parèdre, mais sous celle
d'une discussion, entrecoupée de récits, entre un maître humain, Dattàtreya, et
son disciple, Parasuràma. Bien entendu, cela ne nous renseigne en rien sur
l'identité véritable de l'auteur du texte car Dattàtreya et Parasuràma sont, l'un
comme l'autre, de pures figures mythologiques, au demeurant très célèbres. Les
premiers chapitres du Màhâtmyakhanda contiennent cependant quelques
indications intéressantes à cet égard. Ils nous apprennent, en autres choses, que
la Section de la Connaissance avait à l'origine, sous le nom d q Datta- ou
Daksinâmürti-samhitâ, constitué une oeuvre indépendante, et de vastes
dimensions (18 000 distiques !). Son auteur n'était autre que Dattàtreya lui-
même. Ensuite, Parasuràma, son ancien disciple, aurait, à l'intention de ses
propres disciples, condensé le texte en 6 000 aphorismes mnémoniques (sütra)
répartis en 50 chapitres. Plus tard encore, Sumedhà Haritayana, éminent
disciple de Parasuràma, aurait fondu ensemble les 18 000 distiques de
Dattàtreya et les 6 000 sütra de Parasuràma, amenant le texte à ses dimensions
actuelles et le présentant sous la forme d'un dialogue suivi entre Dattàtreya et
Parasuràma. Le caractère quelque peu conflictuel de ce processus (Haritàyana
revenant en partie au texte de Dattàtreya) pourrait refléter une certaine réalité
historique. Il n'est donc pas tout à fait impossible qu'Haritàyana ait existé et
soit le véritable auteur du Tripurârahasya, encore que le récit-cadre - qui le
montre en conversation avec Nârada, le messager des dieux - permette de
nourrir un certain scepticisme à l'égard de cette hypothèse.
D'ailleurs, tiendrait-on pour certaine la réalité historique d’Haritâyana,
qu'on ne serait pas pour cela davantage en mesure de déterminer avec quelque
précision la date de rédaction du Tripurârahasya. Ici se conjuguent pour nous
en empêcher l'indifférence indienne bien connue aux dates et aux données
biographiques en général, la rareté relative des textes tantriques et çâktiques
édités à ce jour et l'isolement du Tripurârahasya à l'intérieur de cette
littérature même. On a déjà signalé l'inexistence - au moins selon l'état actuel
de nos connaissances - de toute référence précise au texte du Tripurârahazya
dans la littérature tantrique et çâktique. Le titre même de l'œuvre n'est jamais
cité. Peut-être-est-il, en tant que tel, très tardif. Quelques Tantra, en revanche,
font mention du titre (originel ?) Daksinâmürti-samhita. Malheureusement, ils
sont eux-mêmes difficiles à dater ou tardifs. C'est le cas de l'Àn andalaharï
attribuée (à tort) à Sankara ou du Tantrasâra (à ne pas confondre avec le traité
du même nom rédigé par Abhinavagupta, le grand philosophe du Çivaïme
cachemirien, vers l'an 1000 de notre ère). C'est aussi le cas du
Vâmakesvarïmata lequel, de surcroît, paraît mettre notre texte sur le même
plan que des Tantra notoirement tardifs comme le Kulârnava ou le Parânanda
(XVI e siècle ?) -. En revanche, compte tenu de la sûreté avec lequel il manie
les catégories philosophiques du Çivaïsme cachemirien, le Tripurârahasya ne
semble pas pouvoir remonter plus haut que la fin du X e siècle de notre ère. De
l'an 1000 à l'an 1600 environ, la marge d'incertitude demeure donc très grande.
Une meilleure connaissance de la littérature çâktique et tantrique, dans son
ensemble, permettra peut-être un jour de la réduire sensiblement.
Le texte sanskrit de la Section de la Connaissance a été publié pour la
première fois en 1894, à Belgaum (Mysore). Actuellement, deux éditions sont
disponibles, l'une par le Swami Sanatana Dev Maharaj-, l'autre par Gopinath
Kaviraj V La correction des manuscrits existants fait qu'elles ne se
différencient que par d'infimes variantes. Il existe également une traduction en
langue anglaise, œuvre de A.U. Vasavada-.
ANALYSE PHILOSOPHIQUE
Les difficultés auxquelles on se heurte lorsque l'on cherche à situer le
Tripurârahasya dans l'histoire des sectes et l'évolution des doctrines ne sont,
en réalité, ni fortuites ni dépourvues de toute contrepartie positive. Très vite,
en effet, l'analyse du contenu de cet écrit révèle qu'on se trouve confronté à une
oeuvre proprement inclassable. Sans doute y perçoit-on partout une certaine
coloration çâktique ainsi que l'influence diffuse, décelable surtout au niveau du
vocabulaire et des catégories philosophiques, du Çivaïsme cachemirien. Mais
les traits originaux de ces doctrines - leur cosmologie, leur « physiologie
mystique » (avec les cakra, les nâdï, la kundalinï ...), leur ritualisme sexuel,
leur culte des mantra, etc. - ne se retrouvent qu'à l'état de traces dans le
Tripurârahasya -. En revanche, le texte fait la plus large place à ceux des
thèmes tantriques ou çâktiques qui - comme la « participation d'amour »
(bhakti) ou le recueillement yoguique ( samàdhi ) - ont leur équivalent dans le
brahmanisme orthodoxe.
Sommes-nous donc en présence de l'un de ces écrits paresseusement
syncrétistes que l'hindouisme philosophique, au déclin de sa puissance
créatrice, a produit en abondance à partir du XV e ou XVI e siècle de notre ère ?
Non, car on ne cherche pas ici à concilier des thèses opposées, à gommer des
divergences doctrinales, à dégager une voie moyenne. Au contraire, le
Tripuràhasya, témoignant en cela de l'esprit le plus authentique du tantrisme,
affiche un scepticisme résolu à l'égard de toute espèce de formulation
théorique qui se voudrait définitive et exclusive. Aux théories, il oppose ce
que la langue sanskrite désigne par le terme d q sàdhana, terme que nous
traduisons tant bien que mal par « moyen de progression », « instrument de
salut », « méthode de réalisation spirituelle », etc. En même temps, il n'a rien
de commun avec ces manuels d'école, de caractère purement technique ou
mnémotechnique, qui se contentent de rappeler les étapes d'une progression
spirituelle stéréotypée et s'avèrent inutilisables, quelquefois même
inintelligibles, en dehors de l'enseignement oral bien défini qu'ils sont destinés
à accompagner. On le définirait plus justement comme le lieu d'une méditation,
toujours reprise à nouveaux frais, sur l'écart qui se creuse et se recreuse sans
cesse entre les théories métaphysiques, quelles qu'elles soient, et le cours
ordinaire de la vie. Ce qui est proposé ici, ce n'est pas une voie nouvelle, une
méthode inédite, un sàdhana particulier de plus, mais une réflexion au second
degré sur les obstacles subtils, de caractère intellectuel ou existentiel, qui se
dressent en face de toute espèce de sàdhana. Pourquoi la compréhension
intellectuelle du vrai ne se prolonge-t-elle pas d'elle-même en Réalisation
intuitive ? Quels préjugés, quels pièges du langage, quelles habitudes
mentales, quels désirs inconscients sont-ils ici à l'œuvre pour l'en empêcher ?
Comment déceler la présence de ces obstacles et comment les contourner ?
\bilà les questions auxquelles, en dehors de tout souci d'orthodoxie, de toute
appartenance sectaire étroite, le Tripuràrahasya s'efforce d'apporter des
réponses.
Nous sommes donc en présence d'un texte éminemment « pédagogique »
dans lequel la forme dialoguée, loin de se réduire à un simple procédé
d'exposition 11 , fait corps avec le contenu. Par là-même - et tout en restant
solidement ancré dans l'univers mental caractéristique de l'Inde - le
Tripurârahasya paraît plus directement accessible à des lecteurs occidentaux,
plus « universel » que la plupart des textes indiens traitant des mêmes sujets.
Ici, en effet, les difficultés soulevées par Parasuràma (le disciple) sont les
nôtres, ses objections celles-là mêmes que nous formulerions spontanément.
De plus, les anecdotes pittoresques et les récits édifiants, souvent emboîtés les
uns dans les autres, auxquels Dattàtreya a recours pour illustrer ses
démonstrations viennent encore accroître l'exceptionnelle lisibilité du texte. A
partir de là, nous commençons aussi à entrevoir les raisons pour lesquelles cet
écrit semble être demeuré à la fois bien connu et marginal : sa démarche
originale l'installe dans une sorte de centre de gravité, de lieu géométrique des
tendances principales de la spiritualité indienne traditionnelle, en même temps
qu'elle l'empêche de coïncider avec la perspective particulière, d'épouser la
dogmatique d'une quelconque école ou tradition sectaire, fut-elle de caractère
tantrique. Aussi bien, convient-il de limiter la portée réelle des incertitudes
qui continuent à planer sur l'origine du texte, son insertion dans l'évolution
religieuse générale, etc. : elles ne concernent pas l'essentiel. C'est, au
contraire, sur cet essentiel que nous voudrions maintenant attirer l'attention,
étant bien entendu, par ailleurs, que le foisonnement et l'intrication des thèmes
sont tels, dans cette Section de la Connaissance, qu'ils nous interdisent toute
prétention à l'exhaustivité -.
Le point de départ de la doctrine est l'identification de la suprême Déesse,
Tripurâ, et du principe de conscience ou cittattva. Cette idée ne doit pas être
prise dans le sens spiritualiste banal d'une simple analogie entre les esprits
finis et l'Esprit infini, séparé d'eux par sa transcendance même. La nouveauté
introduite par la Section de la Connaissance consiste précisément à dépasser
ce qui, à la rigueur, pouvait passer pour le point de vue implicite du
Màhàtmyakhanda : à un certain stade de son évolution spirituelle (c/. chap. II,
p. 35) Parasuràma ne peut plus se contenter d'adresser à la Déesse un culte
extérieur, aussi fervent soit-il, et d'attendre passivement que les « fruits » de
cette dévotion lui tombent, pour ainsi dire, du ciel. Pour lui, entre le culte et
ses résultats, le lien doit être « analytique » - donc susceptible d'être perçu
intuitivement par tout un chacun - et non pas « synthétique » - c'est-à-dire
déterminable uniquement sur la base d'une foi aveugle dans les textes sacrés.
Ce mouvement vers l'intériorisation du culte aboutit logiquement à faire
descendre la Déesse du ciel et à la poser comme immanente à la conscience
même de son adorateur. Sa transcendance supposée se dévoilera alors comme
la simple contrepartie de la mentalité dualiste avec laquelle on s'était d'abord
tourné vers elle. Au chapitre XIX f« Consultation de la Déesse »), Tripurâ, en
personne, proclamera qu'elle s'ouvre à son dévot et se rend proche de lui en
fonction même du changement d'attitude par lequel celui-ci renonce à la
chercher à l'extérieur.
A partir de là, s'ouvre la possibilité d'une lecture « védântique » du texte.
Le principe de conscience constitue, en effet, l'essence commune de la Déesse
et de ses adorateurs. Mais, chez ces derniers, il ne se présente plus à l'état pur,
défiguré qu'il est par toutes sortes de projections imaginaires : les objets
réputés « extérieurs », l'image du corps, les fonctions sensorielles, les
idéations..., bref, par ce que l'école de Çankara appelle upàdhi ou« conditions
limitantes extrinsèques » (c/. n. 57). Le seul culte digne de la Déesse consiste
alors en un effort de la part du méditant pour se dépouiller systématiquement
de toutes ces pseudo-appartenances contingentes et individualisantes. A la
limite, le méditant doit pouvoir entrer en coïncidence avec l'aperception pure,
c'est-à-dire devenir absolument identique à Tripurâ elle-même, conformément
à l'axiome védântique du tat tvam asi-. Ici ou là-, le texte entreprend de
décrire la conscience pure comme une sorte de substratum permanent, dont la
continuité ininterrompue et la perpétuelle identité à soi-même contrastent avec
l'alternance des états de veille et de sommeil, l'hétérogénéité des perspectives
individuelles et l'impermanence générale des vécus concrets. Caractéristique à
cet égard est la méthode de tri que la princesse Hemalekhâ propose à son mari,
le prince Hemacüda : « Efforce-toi d'éliminer systématiquement tout de qui en
toi peut être appelé « mien ». Reconnais ensuite ce qui reste comme le Soi
suprême » (p. 86). En suivant ce fil conducteur, Hemacüdda traverse alors des
couches d'expérience de plus en plus profondes - mais qui restent toujours
formées de « vécus » particuliers - jusqu'au moment où il se fond (ou croit se
fondre) dans la conscience absolue. Toujours dans le même esprit - et presque
dans les mêmes termes que Çankara- - Hemalekhà s'attache à faire
comprendre à son mari combien il est absurde de prétendre démontrer
l'existence (ou l'inexistence) de la conscience pure, parce que sa présence est
déjà présupposée dans tout déploiement des moyens de connaissance, « parce
qu'elle est l'âme de toute démonstration » (p. 90).
Cette lecture est sans doute légitime et bien des passages la confirment qui
proclament l'identité fondamentale de l'aperception pure et du brahman des
Vedântins (identifié également au Siva des çivaîtes, à la s akti des çâktas, etc.).
Et pourtant, à s'en tenir à elle, on passerait à côté de ce qui fait l'intérêt
spécifique de cette Section de la Connaissance. La présence de la Déesse dans
la conscience individuelle revêt en effet ici un caractère « dynamique », tout à
fait irréductible à la paisible immanence du brahman vedântique à cette même
conscience individuelle. Et cette différence s'exprime aussi bien sur le plan de
l'analyse métaphysique que sur celui de la sotériologie.
On peut dire, d'une manière générale, que là où les métaphysiques du
Tantrisme marquent un certain « progrès » par rapport au Vedânta, elles le
doivent à une analyse plus poussée du pouvoir de manifestation de la
conscience. Un autre type de pensée s'affirme ici qui ne se contente plus de
définir la conscience comme capacité d'« auto-éclairement » ( svayam -
prakàsata) et la non-conscience comme capacité d'être (passivement) éclairé,
mais s'interroge sur l'origine même du pouvoir d'automanifestation. C'est -
semble-t-il - le sens d'un très intéressant passage du chapitre XIV . tout entier
occupé par une méditation sur la signification des termes « dedans » et «
dehors » (p. 125-126). Encore qu'il ne débouche pas sur une formulation
conceptuelle très précise - ce qui, d'ailleurs, ne saurait être l'ambition d'un
texte « populaire » comme le Tripurârahasya - un tel passage cherche
visiblement à penser l'« intérieur » en direction même de son essence propre,
et non plus à travers sa corrélation avec l'« extérieur ». On s'efforce ainsi, par
une sorte de passage à la limite (dont la réflexion sur le phénomène du corps
comme origine réelle de l'opposition interne-externe constitue un moment
décisif), de penser un intérieur si radicalement tel qu'il n'englobe plus aucun
espace propre, qu'il ne soit plus, en quelque sens que ce soit, un « lieu »,
échappant par là-même au clivage monde intérieur/ monde extérieur. Un tel «
intérieur absolu » est identifié à l'aspect actif de la manifestation, c'est-à-dire
à la liberté. La conscience n'est pas libre en plus de son pouvoir de
manifestation, ni même par un corollaire de ce pouvoir ; au contraire, elle est
capable de manifester parce que libre -.
A partir d'un texte-clé comme celui-là il devient possible de ressaisir, au
moins dans une certaine mesure, l'unité d'inspiration et d'entrevoir la
cohérence des divers thèmes qui s'entremêlent de chapitre en chapitre. Et tout
d'abord l'idée que la conscience est éternelle présence. En tant qu'intériorité
radicale, en effet, elle joue le rôle du référent absolu « autour » duquel et par
rapport auquel quelque chose comme un monde devient possible ; elle est
donc, par principe, soustraite à toute délimitation par le temps et l'espace,
lesquels ne prennent sens que dans le cadre d'un monde supposé déjà constitué.
Si, à un moment quelconque - remarque Dattàtreya (p. 171) - la conscience ne
se manifestait pas, comment l'« alors » particulier de ce moment serait-il lui-
même manifesté ? Et comment - vu la non-manifestation et de l'« alors » et de
la conscience elle-même - pourrait- on justement s'assurer de l'absence de la
conscience à ce moment-là ? » (Voir aussi p. 103, 143, 161 et passim). Cette
idée, à son tour, débouche sur le thème grandiose du « miroir spirituel », sans
cesse repris à travers toute l'œuvre. Il signifie que le monde est contenu « dans
» la conscience, non certes en un sens spatial mais au sens d'une dépendance
absolue et, en apparence, non réciproque. La conscience tient ensemble,
constitue en univers l'inimaginable dispersion des phénomènes à travers
l'espace et le temps. Elle les laisse surgir en son sein sans être davantage
affectée par eux que le miroir par la variété des reflets qu'il accueille A
Mais si la conscience est intemporelle et non étendue, ce n'est pas en un
sens privatif. Précisément parce qu'elle transcende la distinction de l'intérieur
et de l'extérieur, elle ne se laisse pas représenter comme un domaine
d'existence particulier, pur, retranché du reste, et notamment de la diversité
phénoménale. Le « dedans » absolu est aussi bien le « dehors » absolu. Ainsi,
à la différence de ce qui vaut pour le Vedânta, la conscience n'est pas
comprise ici comme influencée de l'extérieur (serait-ce fictivement) par une
insaisissable mâyâ, mais comme produisant le monde sensible en vertu d'une
nécessité intérieure : elle « spatialise » et « temporalise » à partir de son
essence la plus intime. Miroir, certes, mais comme le dit l'invocation initiale,
« miroir pensant », miroir qui suscite en lui-même ses propres reflets, loin de
les recevoir passivement de l'extérieur (cf. par ex., p. 99). Nous n'avons donc
pas affaire ici à un illusionnisme, à un acosmisme, mais plutôt à une variété de
pan-en-théisme où l'univers est réel en tant qu'auto-concrétisation de la
conscience absolue : « ... le monde emprunte à la pure conscience la réalité
qui est la sienne. Le supprimer par la pensée équivaudrait à restreindre la
plénitude de la conscience car c'est la surexcellence même de sa souveraineté
qui entraîne la pure aperception à se présenter sous les espèces de l'univers
visible » (p. 216). Cette idée d'une ébullition de la conscience en elle-même,
d'une sorte d'exultation ou d'ivresse lucide qui l'entraînerait sans cesse à «
jouer le jeu du monde », est au cœur de la doctrine du Tripurâarahasya - et
c'est à ce niveau (plutôt qu'à celui d'emprunts termilologiques hasardeux)
qu'apparaît le mieux sa parenté avec l'esprit du Çivaïsme cachemirien. De part
et d'autre, on se trouve en présence d'un übhâsaYâda, c'est-à-dire d'un «
idéalisme réaliste ». L'une et l'autre doctrine méditent sur le mystère du couple
formé par Siva et la Déesse, cherchant à faire comprendre comment « le repos
translucide et calme » (Hegel), la pure immanence de la conscience à elle-
même - l'aspect Siva - non seulement autorise mais exige le « délire bachique
» de l'élan créateur représenté par la Déesse.
Tout le reste n'est qu'une explicitation de ce thème fondamental de la «
générosité créatrice » de la conscience. On s'expliquera ainsi aisément l'intérêt
porté par le texte au phénomène du rêve. A la manière du bouddhisme idéaliste
- mais dans un esprit diamétralement opposé - il cherche à montrer que le
vécu du rêve est tout aussi « réel » que celui de l'expérience diurne (voir p.
119, 161, 170, etc.). Il s'agit pour lui de mettre en évidence, jusque dans la
conscience humaine finie, ce pouvoir singulier que détient la conscience en
général de se procurer à elle-même le contenu de sa propre expérience.
L'homme ordinaire croit saisir passivement ce que l'objectivité extérieure lui
donne à voir ; en réalité il imagine ou, plus exactement, il se contente d'adhérer
au contenu des fictions que d'autres imaginations, plus puissantes et plus
constantes que la sienne propre, lui « imposent ». C'est le thème de la bhâvanâ
- ou « création mentale » - développé aux chapitres XII-XIV avec une
saisissante cohérence et une puissance d'évocation digne, par endroits, de la
science-fiction.
Cette disparité des capacités individuelles à soutenir un monde par la
pensée et à l'imposer aux autres renvoie directement à la condition du sujet
fini, souffrant et transmigrant. Ici comme partout, la servitude métaphysique se
définit par une certaine impuissance à s'identifier à la conscience pure et à son
pouvoir créateur infini. Mais une note originale se fait entendre, en consonance
parfaite avec la tonalité propre du texte : le transmigrant est moins celui qui
ignore - au sens d'un manque de connaissance - son identité à Tripurà que
celui qui recule d'effroi devant une telle perspective, qui n 'ose pas se
représenter libre. La servitude n'est ici rien d'autre qu'une certaine timidité de
l'imagination, un certain vertige devant l'illimité de la toute-puissance à chaque
instant ouvert devant nous (p. 169). La terreur qui s'empare du prince
Mahâsena lorsque le « fils du sage » l'emporte à travers l'espace cosmique
déployé par lui dans l'épaisseur du rocher (chap. XII), son désespoir lorsqu'il
découvre au retour que douze millions d'années se sont écoulées sur la terre,
ne font que traduire en images cette peur métaphysique. Un autre aspect de la
même crispation est l'impératif catégorique, « le nœud du « je dois » ou du « il
faut que » par lequel la conscience, cherchant à se dérober à son inaliénable
liberté, se lie elle-même (cf. p. 38 etp. 96). Sans doute, cette situation est-elle
susceptible d'une justification a priori, d'une déduction spéculavive. Le Tri-
puràrahasya s'y essaie à deux ou trois reprises (p. 127-128, 168, 214) en
utilisant les catégories propres au Çivaïsme du Cachemire. Mais ces
développements manquent d'originalité et paraissent « plaqués » sur leur
contexte. C'est que la vocation du texte n'est pas la spéculation pure, mais la
recherche pratique d'une voie de salut. Peu importe la genèse transcendantale
de la servitude, la seule chose qui compte est d'y échapper hic et nunc.
Et sur ce point, le Tripurârahasya a beaucoup de choses à dire. D'une part,
il excelle à mettre en évidence la présence constante de la conscience absolue,
son affleurement dans les vécus en apparence les plus aliénés. C'est le thème
du samâdhi « naturel » (p. 90, 146 sq., 149-151) : entrée en coïncidence avec
la conscience pure de caractère fortuit et passager 13 mais qu'il suffirait d'une
certaine conversion du regard pour rendre définitive. D'autre part, il revient
inlassablement sur ce qui différencie des recueillements furtifs du sommeil
profond et des autres états du même type (par ex., p. 129, 145, etc.). Surtout, il
s'attache à faire saisir le caractère essentiellement négatif de l'atteinte du Soi,
qui se ramène à un laisser-aller ou mieux à un laisser-être. Le Soi est si
vertigineusement proche, la Déesse Tripurâ si intimement présente au coeur de
tout être que le projet même de l'atteindre - aussi sincère soit-il et à raison
même de sa sincérité - nous en éloigne ipso facto. Les pages où Hemalekhà -
ailleurs Dattâtreya lui-même - tentent de faire comprendre à leurs disciples
respectifs que le dénuement radical du pur désespoir, la démission définitive
du vouloir propre, la capitulation sans conditions de l'intellect parvenu à la
pointe extrême du concevable constituent la condition sine qua non du salut,
comptent assurément parmi les plus belles et les plus précieuses de l'ouvrage.
La chose la plus difficile à comprendre, c'est que l'ascèse elle-même, ou la
concentration mentale, constitue l'obstacle subtil par excellence, l'ultime
rempart de la màyâ. Et pourtant - remarque Hemalekhà à l'adresse de son mari
qui, pour avoir goûté un instant au samâdhi ne veut plus rien connaître du
monde extérieur - « comment l'élévation de ces paupières longues comme huit
grains d'orge pourrait-elle suffire à occulter la Plénitude. » (p. 94 ; cf. p. 138).
Il est à peine besoin, enfin, de souligner que tous ces thèmes se retrouvent
sur le plan proprement religieux et y dévoilent leur véritable signification.
Cette autre dimension du texte exigerait de longues analyses. Qu'il nous suffise
ici d'en indiquer le principe. L'immanence de Tripurâ à la conscience
individuelle est comprise, tout au long du texte, en un sens dynamique. La
Déesse n'est pas, comme le brahman, le substratum immobile, indifférent au
fait que l'âme vienne ou non se fondre en lui. La Déesse est, elle aussi,
infiniment patiente. Mais, en même temps, elle ne cesse d'appeler, de
solliciter, de provoquer l'âme individuelle. Celle-ci résiste-t-elle ; la Déesse
lui apparaît sous la forme redoutable de la mâyâ ; s'abandonne-t-elle enfin,
elle découvre que « tout est Grâce » , qu'elle est sauvée de toute éternité.
RÉCIT-CADRE ET STRUCTURE DU TEXTE
On a déjà eu l'occasion d'indiquer que le coeur du développement était
constitué par le dialogue de Dattâtreya et de son disciple Parasurâma. Ce
dialogue, à son tour, est inséré dans un récit-cadre, en même temps qu'il joue
lui-même le rôle de cadre pour toute une série de récits et de dialogues de
moindre envergure. Cette technique d'emboîtement des récits est très courante
dans les littératures narratives de l'Orient en .général et de l'Inde en
particulier. Elle est à la base de recueils aussi célèbres que le Pâncatantra
(fables mettant en scène des animaux) ou le Kathâsaritsagara, « L'Océan des
rivières de contes ». Les raisons de sa popularité n'ont, à vrai dire, rien de
bien mystérieux. Produisant un certain dépaysement et favorisant par là-même
le déploiement du merveilleux, elle répond à un certain besoin de
divertissement. Parallèlement, en mélangeant les époques et en faisant
interférer de multiples séquences d'événements, elle brouille toute perception
« objective » du cours du temps et prépare ainsi, de manière subtile, l'esprit à
accueillir des enseignements psychologiques ou moraux de portée
intemporelle.
Il est donc tout à fait naturel, en milieu indien, qu'une doctrine philosophique
ou religieuse, dont c'est justement la particularité que de souligner le caractère
relatif des cadres spatio-temporels de la représentation, cultive avec
prédilection ce mode d'exposition, dès lors qu'elle cherche à se présenter de
manière concrète et populaire. De tels textes procurent au pieux hindou,
lorsqu'il se plonge dans leur lecture ou assiste à leur récitation solennelle, la
sensation presque physique d'un arrachement au temps et à l'espace, d'une
dérive par rapport à tous les repères objectifs de son existence sociale -. Le
lecteur occidental, cependant, résiste sourdement à ce genre d'incitation à
perdre pied. Ou plutôt, il n'est prêt à y consentir qu'à la condition d'être assuré
de retrouver aisément, au terme de ces multiples dévissages et revissages de
Matriochkas, le terrain solide de l'objectivité narrative ! D'où la nécessité de
présenter à l'avance un tableau de l'enchaînement de ces récits.
Le dialogue d'Haritàyana et de Nârada constitue, en ce qui concerne la
Section de la Connaissance, le cadre le plus extérieur. En substance,
Haritâyana, qui se présente comme le fidèle disciple de Parasuràma, raconte à
Nârada comment il a reçu de son maître l'instruction spirituelle - et, pour cela,
il est amené, de fil en aiguille, à retracer l'itinéraire spirituel de Parasuràma
lui-même et donc à évoquer les rapports de ce dernier avec son propre maître,
Dattâtreya. Mais, en fait, les deux personnages n'apparaissent ensemble que
dans la première page du premier chapitre et dans la dernière du dernier
chapitre. Le reste du temps, Nârada demeure totalement muet, tandis
qu'Haritâyana n'intervient qu'à titre de « récitant » : c'est dans sa bouche que
l'on doit mettre toutes les entrées en matière du type : « Parasuràma, très
étonné, demanda :«...», ou « Dattâtreya, plein de compassion, répondit : « ...
». »
Dans les premières pages du premier chapitre, donc, c'est Haritâyana qui a
la parole. Il rapporte les péripéties, relativement dramatiques, dans lesquelles
Parasuràma entre d'abord en rapport, mais de manière « prématurée », avec le
sage Samvarta (dont il reçoit l'enseignement sans être capable de l'assimiler),
puis est initié par Dattâtreya au culte de la Déesse Tripurâ, puis quitte
Dattâtreya pour se consacrer solitairement à ce culte, et enfin, conscient des
limites du ritualisme, revient à Dattâtreya dans l'espoir qu'il va lui rendre
intelligible l'enseignement ésotérique jadis reçu de Samvarta. Ce récit
introductif s'achève vers le milieu du chapitre IL A partir de là, c'est
Dattâtreya qui, ayant accepté d'instruire Parasuràma, conduit le dialogue.
Mais, il ne se contente pas de philosopher sur le mode abstrait. Il mêle à son
exposé des récits mettant en scène certains personnages, lesquels, à leur tour,
développent certaines idées qu'ils , illustrent par des récits où apparaissent de nouveaux personnages, etc. Ces histoires à l'intérieur des histoires narrées par Dattàtreya lui-même sont, en général, assez brèves et ne risquent guère de faire perdre au lecteur le fil principal du discours.
"Cherche l'Ame en toi
et ton coeur s'ouvrira à toute l'humanité"
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